Meir Shalev, Albin Michel 1990
Comme d'autres ont chanté, conté, le shtetl et les communautés d'Europe centrale, Meir Shalev a inventé les contes du kibboutz et du moshav.
A travers l'histoire de Baruch, de sa famille, son grand père Yaacov et de 'la compagnie de travail au nom de Faïgué', Meir Shalev raconte l'arrivée des premiers pionniers en terre d'Israël. Pionniers venant de Kiev qui fondèrent les premières communautés agricoles, domestiquant la terre, instaurant des sociétés égalitaires, où l'agriculteur garde la suprématie sur l'instituteur.
Libres, pleins d'espérance et de rêves, ils sont arrivés et ont inventés leur monde et leur mode de vie, ils se sont ré appropriés la terre, l'ont apprivoisé mais sont restés des hommes, avec leurs chagrins, leurs amours et leurs haines et tant de rêves.
Ils étaient quatre Yaacov, le grand père de Baruch, Eliézer Libersohn, Tsirkine -Mandoline et Faïgué Levine. Ils ont fondé en riant la sérieuse 'compagnie de travail au nom de Faïgué' devenu un symbole et un exemple historique pour les jeunes générations.
Et Yaacov raconte à son petit fils Baruch, il le nourrit de mots et Baruch assoiffé écoute les histoires aux portes, sous les fenêtres pour raccrocher les fils épars. Pinès l'instituteur prend aussi sa part à cette éducation et ils sont là, les deux vieux ressassant, et l'enfant affamé.
C'est Baruch qui prend la parole, à l'age d'homme, il enterre les pionniers et raconte le destin de chacun.
Avec cette merveilleuse faculté de conter, le lecteur sent vite l'odeur des foins, la terre sous ses ongles, la fraicheur de la nuit. L'histoire avance, revient en arrière, s'y arrête un moment, bifurque et reconstitue les destinée de chacun, leurs entrelacs. Doucement le puzzle se reconstitue.
Ce livre a de plus l'intérêt de retracer un pan de l'histoire d'Israël, peu connu aujourd'hui : les débuts des communautés agricoles israéliennes.
Quelques extraits:
'Alors que le trio effréné chantait des chants ukrainiens « pour énerver les parasites du baron », Faïgué et son frère Shlomo Lévine étaient assis à coté, torturés jusqu'à l'évanouissement par leurs estomacs vides. Arrivés ensemble dans notre pays, ils furent jetés dans les bras des matelots arabes sur le quai crasseux, ils se mirent sur pied et commencèrent à errer, accablés par la dysenterie, le soleil et la faim. Leur aspect délicat compromettait leurs chances de trouver du travail. Schlomo Lévine retirait ses lunettes pour ne pas passer pour un « intilliguent » chez les paysans et, quand il obtint du travail dans une vigne, il ne parvint pas à distinguer une taille de trois yeux d'une taille de quatre yeux. A cause de ses yeux, il détruisit une rangée entière de pieds et il fut renvoyé.
Ils mangeaient à la fortune du pot des gens charitables. Des lentilles dans de l'huile de sésame brûlante, des oignons d'Égypte, des oranges jetées, des lanières brunes de « camardine ».
La camardine était « le sucre des pauvres ». De la pulpe d'abricots pilée, abaissée et séchée. Je disais et redisais ce mot, et je sentais entre les syllabes le goût gluant, doucereux. Shlomo Lévine me racontait combien il avait en horreur cette camardine.
« Mais c'était bon marché, et nous n'avions pas d'argent, ta grand-mère, ma malheureuse soeur, et moi. »
Les pauvres ont besoin de quelque chose de doux, c'est le goût le plus proche du réconfort, m'expliquait-il, et il était plein de colère car il se souvenait du vol de tout le chocolat de la coopérative commis par des jeunes du village « alors qu'ils pouvaient l'acheter, ces grands héros. »'
'J'avais une tête de plus que tous les enfants et, pour cette raison, on me fit asseoir dans le fond. Je posais mon cartable, le sac allemand de mon père Benjamin, et je vis Pinès entrer dans la classe. Il m'avait déjà donné quelques leçons. J'avais cinq ans, quand il m'emmena au verger et me montra un nid ovale, couvert, avec une ouverture ronde sur un côté.
« C'est le nid de la fauvette, dit-il, les petits se sont déjà envolés. Tu peux mettre ta main à l'intérieur et sentir. »
L'intérieur du nid était tapissé de graines de sèneçon et de duvet, doux et tiède.
« La fauvette est notre amie, elle détruit les insectes nuisibles, dit Pinès, elle a un petit corps et une longue queue. »
Il m'emmena dans sa maison. Parmi les centaines d'oeufs vides qu'il conservait dans des boîtes, il prit pour me le montrer celui de la fauvette – petit, pâle, avec des points rouge au bout. Quelques jours après, nous sautions ensemble dans la broussaille pour entendre les sifflements de séduction de la fauvette mâle, voir que sa queue lui servait à garder l'équilibre et que son bec long et acéré était vraiment fait pour capturer les insectes.'